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25 janvier 2018
Elle se sentait fragile, vulnérable, avachie dans son lit comme une poupée de chiffon.
Elle écoutait le module qui se réchauffait. Le métal se dilatait en gémissant, longue et lente clameur qui marquait le lever du jour et le crépuscule. Pas le soupir de la douce brise jouant dans les branches tombantes des leucadendrons de son enfance, mais il faudrait s’en contenter.
Elle s’était tournée et retournée dans son sommeil, lui avait dit Viktor. Il l’avait veillée avec une gravité touchante, et il avait insisté pour qu’elle se repose toute la journée. Elle ne demandait que ça, d’ailleurs.
Une pulsation tranquille parcourait sa gorge et sa poitrine. Par moments, elle avait l’impression de trimbaler toutes les médailles d’un maréchal-chef soviétique épinglées non sur un uniforme mais directement sur sa peau. Ses lèvres, qui avaient failli geler, étaient gonflées et déshydratées. Elle avait encore l’impression d’avoir du sable dans les yeux, effet que les médecins de l’interface terrestre trouvaient étrange – traduction : ils n’y comprenaient rien. Personne n’avait jamais survécu à un « incident de dépressurisation », comme on disait dans le jargon de la station spatiale. Bon, on faisait parfois un accroc à son scaphandre, auquel cas on s’empressait d’y coller une rustine, mais c’était la première fois que quelqu’un courait dans le vide pour sauver sa peau. Les caméras extérieures avaient immortalisé son sprint désespéré : de grands pas au ralenti, une écharpe de brume nacrée suivant sa tête.
Images que l’interface terrestre avait reçues accompagnées de l’enregistrement de sa communication audio avec Marc décrivant la façon dont l’organisme martien avait déchiré le plastique, pourtant à toute épreuve, de la serre.
Elle essayait de ne plus y penser. En vain, naturellement.
Mais après avoir bien dormi, et traîné une heure après le petit déjeuner, elle ne tenait plus en place. Raoul et Viktor étaient depuis longtemps partis à l’ERV. Marc lui dit que Viktor avait pris de ses nouvelles un peu plus tôt, et qu’elle s’était aussitôt rendormie.
— Tu ne t’en es probablement pas rendu compte, dit-il en lui proposant du thé.
Elle l’avait remercié avec effusion de l’avoir fait rentrer dans le sas, puis elle s’était réhabituée à la merveilleuse sensation de se remplir à nouveau les poumons, et maintenant il prenait l’air embarrassé quand elle remettait ça sur le tapis.
Elle se blottit sur sa couchette, le meilleur endroit pour ça.
Elle avait pris un bon coup de soleil, le blanc de ses yeux était strié de veinules rouges, le lobe de ses oreilles pelait et elle se sentait en gros aussi fragile qu’une antique porcelaine.
— Je suis encore un peu flagada. Mm, il fait bien chaud, ici.
— Ouais, Viktor a monté le chauffage de quelques degrés.
Ce qui impliquait de réchauffer le manteau d’eau qui entourait le module, mais ils disposaient d’importantes réserves d’énergie, grâce à la pile à combustible qu’ils avaient installée au niveau de l’atelier, et tout était agréablement tiède au toucher. L’eau qui était le fluide vital de leur biosphère et leur servait de bouclier contre les radiations cosmiques les réchauffait aussi. Elle trouvait réconfortant de penser que lorsqu’ils dormaient ensemble, ils se protégeaient mutuellement en interceptant une minuscule fraction des rayons cosmiques. Des boucliers humains contre les dangers de l’espace.
— Tu es la grande vedette des médias, tu sais, annonça Marc. Axelrod t’a envoyé un message de félicitations. Je te le passe ?
— Pas tout de suite. Quand je serai plus en forme.
— Ouais, il commence pas mal à péter les plombs, en ce moment.
— Le test ?
— Tu te souviens, quand Viktor a dit que dans mise en jeu, il y avait je ? Eh bien, ce je, c’est Axelrod, c’est sûr.
Elle eut un pauvre sourire.
— Il a peur que ses milliards lui passent sous le nez.
— Ah dis donc ! Tu aurais dû le voir hier soir, quand tu t’es écroulée, réviser tous les détails avec les gars de la simulation, poser des questions à Raoul sur les niveaux de pression…
— Il a tout compris ?
— J’en doute. Mais il est obsédé par la question. Et l’obsession, ça le connaît.
— Ils pensent pouvoir procéder au test aujourd’hui ?
— Si Raoul estime que tout va bien, oui. Il préfère être là-bas à travailler plutôt qu’ici, à écouter délirer Axy.
Autant en finir tout de suite.
— Pas d’échos des images de la serre ?
— Je n’ai rien pu faire, soupira-t-il en faisant la grimace. Tu criais des choses au sujet de la forme de vie martienne, et c’est passé sur le circuit audio. Nous ne nous en sommes aperçus qu’après que la caméra automatique eut envoyé tout le passage à l’interface terrestre.
— Aïe !
— Une scène d’action ! Tu penses si Axelrod a adoré ça ! Il l’a tout de suite diffusée.
— Sans rien couper ?
— Il… enfin, tout le monde a pensé que ce n’était qu’un accident. Mais quand on repasse lentement la bande son, on comprend qu’il y a autre chose.
— Et il n’y a qu’un ou deux millions de gens qui s’en sont aperçus, dit-elle avec un sourire entendu.
— Exact. Quand ils ont réalisé les implications, au Consortium, il était trop tard.
Il lança la lecture d’une bande intitulée Spécial Mars. Le nombre probable de spectateurs tel que l’avaient estimé les équipes du Consortium était inscrit en bas de l’image : un milliard huit cent cinquante-six millions. Elle se demandait souvent si ces nouveaux audimats ultraperfectionnés étaient fiables, mais dans ce cas précis, c’était clair : la portion de l’humanité qui était en mesure de regarder ça l’avait vu.
Elle courait comme une dératée, la bouche grande ouverte, les jambes pompant comme des pistons, les yeux hors de la figure. Une voix off disait solennellement : « La paroi de la serre a été perforée par une forme de vie martienne dont l’équipage n’avait révélé l’existence qu’à la direction du Consortium. C’est la seule conclusion possible de la conversation que le Consortium a laissé filtrer par erreur dans la panique consécutive à la course héroïque qui a permis à Julia Barth de survivre miraculeusement à… »
— Coupe, coupe, dit-elle en lui faisant signe d’arrêter ça.
— Bah, ça devait bien finir par se savoir, commenta Marc.
— Pas tout de suite.
— Sans blague ! Regarde ça.
L’image changea, et puis :
« Des douzaines de groupes d’activistes, dont Protect Earth, le PEPA, Mars First ! et le nouveau mouvement Earth Only, qui fait tous les jours des adeptes, que l’on voit ici dans leur bureau de Paris, ont saisi les tribunaux afin d’obliger le Consortium à renoncer au redécollage du véhicule de retour sur Terre, ce qui aurait… »
— Bonne chance, fit sèchement Marc.
— Quoi, un avocat parisien essaierait d’empêcher Viktor d’appuyer sur le bouton de mise à feu, à cent millions de kilomètres de là ? fit-elle avec un ricanement.
— Ces types pondent un décret ou je ne sais quoi, et ils croient tenir le monde par la queue !
— Leur monde, peut-être. Mais celui-ci, sûrement pas.
— Hé, qu’est-ce que c’est que cet air triste, fillette ? Ce n’est que de la gonflette de journaliste.
Elle n’avait pas réalisé que son expression était si facile à déchiffrer.
— Je ne suis pas contente que l’information ait filtré comme ça. « UN ORGANISME MARTIEN ATTAQUE JULIA ! » Pff !
— On est retournés voir, de dehors, ce qui se passait dans la serre. Cette pousse est toujours bien vivante.
— Elle survit à la surface ? fit-elle, les paupières papillotantes.
Elle avait toujours l’impression d’avoir du sable dans les yeux.
— Elle est coriace, la saleté ! J’ai tiré dessus, mais je n’ai pas réussi à l’arracher.
— Elle est solidaire du thalle, répondit Julia en hochant la tête. Ça se tient : elle est adaptée pour s’installer dans n’importe quel site humide et chaud et y prospérer. Quelle organisation ! Pousser aussi vite…
— Ne va pas raconter ça à l’interface terrestre, surtout ! On n’aurait pas fini de les avoir sur le dos.
— Hum… Elle est coriace, d’accord, mais anaérobie. L’oxygène la tuerait tout de suite.
— Alors, pourquoi n’est-elle pas morte dans l’air de la serre ? La forme de vie de l’évent était affreusement sensible à l’oxygène.
— Bonne remarque, fit-elle pensivement. Sans doute une question de concentration. Nos bouteilles contenaient de l’oxygène pur, sous pression. Pas comme l’air de la serre. Et puis la pousse qui a crevé la paroi de la tente avait l’air affreusement rugueuse. C’est peut-être une structure spécialisée, avec une peau non poreuse, destinée à l’exploration, capable de forer à travers n’importe quoi pour arriver à l’eau.
— C’est ce qu’elle cherchait ?
— Mais bien sûr ! fit-elle en claquant les doigts. Elle cherchait la lumière, puis elle s’est orientée vers la soudure, où l’eau de condensation ruisselait. Cette chose doit avoir des capteurs très sensibles à l’eau.
— Et par pure malchance, c’est l’endroit que cette sacrée petite farceuse a choisi, traversant à la fois la paroi extérieure et le joint de la serre !
— Ça, elle n’aurait pas pu tomber plus mal, acquiesça-t-elle. D’un autre côté, nous avons beaucoup appris, grâce à ça.
— Ouais, tu as failli apprendre à faire pousser les pissenlits par la racine !
— Ça, ce n’est pas faux. Écoute, cette pousse a tenu le temps que l’air de la serre se dissipe. Elle est donc armée pour résister à l’oxygène pendant une minute au moins.
— Ouais, eh bien, ça risque de faire peur à des tas de gens.
— Exact. Mais pas à moi. Quelques minutes sur Terre et cet organisme serait la proie de tous les microbes à la ronde.
Marc eut un haussement d’épaules désabusé.
— En attendant, on est coincés entre les collègues qui veulent nous coiffer au poteau sur le chemin de retour et tous ces gens qui ne veulent même pas que nous rentrions.
— On se laissera mettre en quarantaine à notre retour, fit-elle avec un rictus dédaigneux.
— Peut-être. Écoute ça.
Il accéléra le défilement de la bande et passa sur lecture.
« … d’après certaines sources, l’équipage de l’AirbusCorp devrait empêcher le lancement de l’ERV s’il emportait la moindre trace de cette découverte révolutionnaire, une forme de vie inconnue sur Terre, que la porte-parole du PEPA considère comme une menace redoutable pour la Terre entière… »
— Dieu du Ciel !
— La rançon de la gloire, fit Marc avec un sourire.
— La rançon de l’inconnu, plutôt.
— Tu es prête à écouter Axy-chéri ?
— Non. Viktor a dit qu’il insistait lourdement sur le test.
— Les investisseurs du Consortium s’y sont mis assez vite, dit sobrement Marc. C’est assez drôle, d’imaginer toutes ces grosses légumes penchées sur des tables de mécanique céleste.
— Allez, fais voir, dit-elle avec un soupir accablé.
Axelrod avait l’air à la fois survolté et épuisé. Sa cravate était nouée trop serrée et ses sourcils bondissaient comme des chenilles cherchant une feuille où se poser. Il plissait le front avec une férocité presque comique tout en disant :
« Julia, je m’adresse spécialement à vous. On en a vu de toutes les couleurs, mais je n’ai jamais été si fier que quand je vous ai vue courir comme ça. Quelle sacrée bonne femme ! »
— Avance, dit-elle.
— Tu es sûre que tu veux que j’entende ça ? demanda Marc en accélérant le déroulement de la bande.
— Absolument ! Nous ne devons pas avoir de secrets les uns pour les autres.
Axelrod acheva son dithyrambe par un toast porté devant la caméra, depuis l’équipe de contrôle au sol. Puis il dit :
« Je veux que vous sachiez que je vous couvre à fond, ici. Je prends sur moi le fait de ne pas avoir diffusé la nouvelle. Cela dit, nous aurions besoin d’une petite déclaration de votre part expliquant que vous attendiez d’en savoir plus long sur la nature de cette chose et tout ce qui s’ensuit. Faites peut-être allusion à vos travaux, hein, qu’on ait une idée de ce que c’est… »
— Ben voyons ! s’exclama-t-elle. Pour apporter de l’eau au moulin du PEPA ! Et puis quoi encore ?
Axelrod fronça les sourcils d’un air théâtral, fausse note qui la mit sur ses gardes.
« C’est une véritable tempête médiatique, ici. Tâchez de regarder les nouvelles, vous verrez l’importance qu’ils accordent à l’affaire. La course, et maintenant de la vie sur Mars – et une vie dangereuse, encore… Peu importent les rentrées supplémentaires que ça nous rapportera, évidemment. Nous vous présentons comme une véritable héroïne qui a gardé l’information par-devers elle en attendant d’être en mesure de dire si ça constituait une menace quelconque. Mais il y a ce panel de biologistes de la National Academy of Science et tout le bastringue. Ils disent que vous avez été exposée, maintenant que vous avez touché la saleté qui a provoqué l’accident… »
Il s’interrompit et regarda la caméra comme s’il pouvait la voir.
— Là, ils n’ont pas tort, commenta Julia.
« … et que vous ne devriez plus respirer le même air que le reste de l’équipage, au cas où vous auriez attrapé quelque chose et… et où ce serait contagieux, continua-t-il en écartant les mains dans un geste d’impuissance. C’est ce qu’ils disent. »
— Pour ça, il est trop tard, nota Marc.
— Ainsi que le sait parfaitement l’Académie, remarqua Julia.
« Un rapport d’une minorité prétend même – mais ne le prenez pas au sérieux, ce n’est qu’un ramassis de laborantins sans génie – que vous ne devriez pas rentrer du tout… »
— Comment ! fit Julia en se redressant d’un bond.
« C’est le genre de pression qu’on subit ici, je voulais juste que vous le sachiez », fit Axelrod d’un air d’excuse.
— Ces plantes sont anaérobies ! lança Julia avec fureur.
— Pff, la plupart des gens ne savent même pas ce que ça veut dire, répondit Marc.
« C’est stupide, bien sûr, reprenait précipitamment Axelrod. Je vais tenir une conférence de presse, dès aujourd’hui, pour dire ma façon de penser à ces gens. Mais ça nous aiderait beaucoup d’avoir une intervention de votre part ; ça donnerait du grain à moudre à nos relations publiques… »
— Mais qu’est-ce qui se passe, là-bas ? De quoi ont-ils peur ?
— Du blob.
— Hein ?
— Le Blob. Un vieux film de science-fiction. Une entité extraterrestre qui dévore tout.
— Mais c’est d’une bêtise abyssale !
— Peut-être, mais les gens ignorent tout de la science en général et de l’espace en particulier.
— Tu penses que tout ce qu’ils savent de l’exploration spatiale, ils l’ont appris dans des films ? Seigneur, je n’imaginais pas ça ! Je pensais que tout le monde savait que ce n’étaient que des histoires débiles.
— Malheureusement, reprit Marc en haussant les épaules, la plupart des films de science-fiction ne parlent que des conséquences désastreuses des rencontres avec des extraterrestres. Les monstres résolus à nous envahir font de meilleurs films que les gentils extraterrestres qui s’adressent aux gamins.
— Alors tu crois que, pour les gens, le biomars représente une menace venue de l’espace ? Et qu’ils sont allés pêcher cette idée dans les films de science-fiction ?
— C’est ma théorie. Oh, l’homme de la rue ne l’admettra jamais, mais les films constituent à peu près sa seule information sur l’avenir.
— J’ai du mal à croire ça.
— Oui, eh bien rappelle-toi comment la NASA avait mis en quarantaine l’équipage d’Apollo 11 quand il est revenu de la Lune !
— D’accord, d’accord, convint Julia. Bon, il est temps de donner de nos nouvelles.
— Je descends faire des paquets, dit Marc, visiblement soulagé.
— Axelrod t’avait demandé de me coller devant la caméra, hein ? fit Julia en plissant les paupières.
— Ouais. C’est toi, la biologiste, après tout, répondit-il, un peu penaud.
— Allez, c’est parti, dit-elle d’une voix sépulcrale. Créatures de la Terre, je vous parle de Mars !
Marc releva la tête, puis il remarqua que l’enregistrement n’était pas lancé.
— Ha, ha ! Les types des relations publiques t’auraient coupée, de toute façon.
— Ouais, ils coupent toujours nos meilleurs passages.
Elle fit une brève communication relatant la descente dans la cheminée et décrivant leur découverte. Quelques aperçus de la vie dans les profondeurs de l’évent. Une promesse de description détaillée des expériences menées dans sa serre…
— Qui ont été malencontreusement interrompues, vous l’avez vu, par la robustesse miraculeuse, inattendue, du spécimen trouvé dans l’évent. C’est un organisme hardi, résultant de conditions plus rudes que la vie n’en a connu sur Terre. Mais ça ne veut pas dire qu’il va nous dominer. Il est instantanément détruit par l’oxygène – j’ai essayé sur plusieurs échantillons, et ils se sont étiolés, réduits en masses brunâtres en quelques minutes. Cette forme de vie ne constitue aucun danger pour la Terre !
Elle conclut sa prestation, coupa et dit :
— Ce n’est pas juste que je sois seule à en parler. Le biomars est aussi ta découverte, je te rappelle.
— Ouais, mais je n’ai pas ta caution scientifique. Et je n’ai pas failli me faire tuer pour mes recherches.
— Nos recherches.
— Tu es la Dame de la Vie, comme on t’a appelée à la TriVid.
— Hé, tu vas signer les articles scientifiques avec moi !
— Oh non, tu ne veux pas que j’écrive des articles, aussi ?
— La rançon de la gloire, fit-elle avec un grand sourire.